• Cours intégral - Redéfinir le droit - (2ème partie, Chap. 1)

    § 2 – redéfinir le droit

     

    Dans le langage anthropologique, on distingue droit officiel (droit de l'Etat) et droit caché (droit émanant des groupes secondaires).

     

    Question: ces « droits cachés » sont-ils vraiment du droit?

    • les juristes pensent que non

    • les sociologues et les anthropologues pensent que oui, à condition de redéfinir le droit, ou plus exactement d'en proposer une approche moins ethnocentriste.

     

     

    1° - Les juristes contre le pluralisme

     

    Les juristes proposent deux critères pour reconnaître une règle de droit:

     

    • La règle est sanctionnée. Sanction ou contrainte émanant d'un pouvoir organisé à cette fin (l'Etat, l'appareil judiciaire sanctionnateur), ce qui suppose l'éventualité d'un jugement

    • La règle est examinée et appliquée. C'est le critère de justiciabilité: la règle de droit fait l'objet d'un examen – interprétation puis application – par un tiers, dans les relations entre les parties (juge, arbitre, conciliateur, médiateur)

     

    Se fondant surtout sur le critère de la sanction, ils défendent l'idée que le pluralisme ne peut exister qu'enserré dans l'ordre juridique étatique (il n'y aurait donc pas d'autre ordre juridique que celui de l'Etat)

     

    Pour Jean CARBONNIER (grand juriste du XXème siècle), les anthropologues qualifient « droit » ce qui n'en est pas. Il distingue, pour le démontrer, deux hypothèses :

     

    • les ordres normatifs émanant de groupes secondaires, mais « rattachables » au droit étatique (parce qu'en réalité intégrés à l'ordre juridique étatique)

     

    ex / le règlement d'atelier des acteurs sociaux

    Il semble générer un droit propre à l'entreprise, alors qu'il n'est que la mise en oeuvre de l'article 1134 du Code civil1 (une convention, un contrat) ; il n'est donc qu'une émanation du droit étatique (le Code), sanctionnable par l'Etat. Même chose pour la convention collective signée entre un employeur et un syndicat représentant les employés.

     

    Ex / idem pour la déontologie de certaines professions (les normes qui régissent la profession). Il s'agit d'un corpus de règles acceptées par l'ensemble de la profession (donc un droit contractuel).

    S'agissant des sanctions disciplinaires appliquées aux membre du groupe, elles sont d'abord prononcées par les institutions de l'ordre concerné (commissions régionales ou nationales qui échappent à l'Etat, composées exclusivement de membres du groupe) mais les recours éventuels contre ces décisions peuvent ensuite être portés devant les juridictions d'Etat (Cours d'appels ou Conseil d'Etat).

     

    Ex / Les associations dont les statuts sont reconnus par l'Etat (homologation) sont par voie de conséquence habilitées à édicter des règles de fonctionnement internes.

     

    Il y a donc intégration à l'ordre juridique étatique lorsque les organismes privés sont habilités par l'Etat à édicter des règlements pour leurs membres.

     

    • 2ème hypothèse : les ordres normatifs « dissidents » (non intégrés à l'ordre juridique étatique ou combattus par lui). Ce n'est pas du droit parce qu'il manque la contrainte étatique (nécessaire au respect de la norme), l'éventualité du jugement.

     

    Ex / Les lois de la Mafia échappent à l'Etat, ne sont pas mises en oeuvre par les tribunaux de l'Etat (mais de manière totalement autonome par les propres tribunaux de l'organisation)

     

    ex / Ce sera la même chose pour toute forme de régulation interne qui n'est pas sanctionnée par les tribunaux de l'Etat (Sectes, monastères, communautés néo-rurales, franc-maçonnerie, certaines communautés ethniques...)

    Leurs règles sont bien assorties de sanctions, mais elles n'émanent pas de l'Etat.

     

    Le critère de la sanction étatique apparaît comme décisif. Le droit des juristes, intimement lié à l'Etat, ne peut pas être pluraliste. L'approche des sociologues et des anthropologues est très différente.

     

     

    2° - Approche sociologique du droit

     

    Pour les sociologues, un ordre juridique se reconnaît aux critères suivants2:

     

    1 – un ensemble de règles acceptées par les membres d'une unité sociale (société globale ou groupe secondaire)

     

    2 – des agents ou des « appareils » au sein de l'unité sociale sont compétents pour

    élaborer les règles

    les interpréter

    les appliquer et les faire respecter

     

    3 – Ces agents ou appareils sont légitimes, leur autorité ayant été reconnue par les membres du groupe.

     

    4 – Les règles et les agents doivent être stables (s'inscrire dans une certaine permanence)

     

    Une telle approche permet d'ouvrir le champ de la juridicité à tous les ordres « dissidents » (ceux que les juristes excluent du droit parce qu'il leur manque la sanction étatique): mafia, sectes, franc-maçonnerie... deviennent des ordres juridiques.

     

    Dans cette perspective, toute régulation ne devient-elle pas juridique?

    Les sociologues répondent à cela que le juridique est étendu en vertu de ces critères, mais il est délimité. Car il existe des ordres normatifs sans caractère juridique.

     

    Ex / Les règles de politesse en usage dans nos sociétés ne forment pas un ordre juridique. Elles ne sont pas édictées par une « autorité légiférante », ni interprétées ou sanctionnées par une « autorité jugeante ».

     

    Les anthropologues vont encore élargir le champ du « juridique » en évinçant le critère de la justiciabilité (principe d'une norme examinée par une autorité jugeante).

     

     

    3° - Approche et définition anthropologique du droit

     

    Comme les sociologues, ils prennent leurs distances avec le critère de la sanction étatique. Le respect de la norme peut être assuré autrement.

    Ainsi le rôle sanctionnateur peut-il être attribué à des appareils non étatiques, reconnus par les membres du groupe.

     

    dans les sociétés acéphales (sans Etat), ce sont par exemple les anciens du clan, les esprits invisibles, les défunts qui jouent ce rôle de contrainte (visible ou invisible)

    dans les sociétés étatiques, certains groupes secondaires disposent d’un système de contrainte et de sanction rigoureux et autonome

    celui des sectes dont la pression sur les membres est très forte

    nous avons étudié celui de la mafia et de la franc-maçonnerie

    les différentes formes d’ostracisme pratiquées par les ordres professionnels et les groupes sportifs (suspension ou radiation) lorsque les parties ne sollicitent pas l’Etat (quand elles ne font pas jouer les voies de recours)

     

    Enfin, à la différence des sociologues, ils prennent leurs distances avec la sanction tout court.

    Le droit ne s’exprime pas nécessairement par une sanction rigide contenue dans une norme imposée par la voie d’un jugement (voie qualifiée par les anthropologues d’ordre imposé).

    Certains conflits peuvent se résoudre par les techniques de l’ordre négocié (médiation, conciliation, arbitrage). Elles proposent des solutions indépendamment de toute norme (sans tenir compte du droit applicable), ou en fonction d’une norme plus indicative qu’impérative (le droit n’est plus rigide mais souple)3. Un conflit peut se résoudre autrement que par la voie du jugement, sans examen de la règle de droit ou sur le fondement d’une application très souple.

     

    Il y a plusieurs manières de penser et vivre le droit.

    Concilier plutôt que juger.

    Evincer la norme, l'appliquer avec souplesse ou rigidité.

    Cela n'enlève rien à sa juridicité.

     

    C'est pourquoi les anthropologues proposent une définition du droit plus universelle, applicable aux sociétés traditionnelles et modernes. C'est une définition fonctionnelle.

     

    Redéfinir le droit

     

    Compte tenu de la diversité des expériences des sociétés humaines, le droit serait ce que chaque société ou certains de ses groupes (chaque « unité sociale ») considère comme indispensable à sa cohérence et à sa reproduction.

     

    Définition qui permet d'échapper à la vision essentiellement étatique du droit, en y incluant la régulation des groupes secondaires. Elle permet aussi d'insister sur la croyance du groupe en la nécessité de la norme. C'est cette croyance qui lui donne sa force obligatoire et donc sa juridicité.

    On la retrouve d'ailleurs dans la définition de la coutume (usage répété dans le temps, sur un territoire donné, et fondé sur l'acceptation implicite de ceux qui y sont soumis: opinio necessitatis)

     

    C'est en somme une définition qui laisse toutes ses chances au pluralisme juridique.

     

    Critiques

     

    On objectera qu'elle assimile à du droit la régulation des groupes marginaux, dont les valeurs ne sont pas celles de la société globale et qui pourraient s'avérer nocives.

    En réponse à cette objection, rappelons que l'identification d'un ordre juridique infra-étatique n'implique pas sa légitimation.

     

    1Art. 1134: « Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites ».

    2G. Rocher, « Pour une sociologie des ordres juridiques », Les cahiers du droit, vol. 29, 1988, p. 104-105

    3Cette question fera l'objet de développements plus complets dans le chapitre II.


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