• Régulation de groupes sociaux secondaires

     

    Groupe marginal: l'exemple de la Mafia

    (Sur ce thème, nous renvoyons au travail de N. Zagnoli, « Le Tribunal d' Humilité », Droit et Cultures, 1986, p. 37-78)

     

    Il s'agit de décrire les règles internes de « l'Honorable Société » en Calabre (en vigueur au XIXème siècle et jusque dans les années 1950)

     

    Remarque : terminologie révélatrice: « Honorable Société » société dans la société, groupe secondaire// « honorable », honneur, base de la régulation interne du groupe, facteur de cohésion (code d'honneur)

     

    1 – L'intégration dans le groupe

     

    • Elle exige une coupure totale avec la famille d'origine (reniée par serment)

    • Elle est ensuite scellée par un duel rituel à l'issue duquel le postulant doit boire le sang de son adversaire (naissance – symbolique – d'une nouvelle fraternité)

     

    2 – Les règles

     

    • Un code d'honneur définit un cadre général dominé par trois fautes: tromperie, infamie, tâche d'honneur

    • Il énumère 17 transgressions lourdement sanctionnées (par des sanctions d'épuration)

    • Il prévoit enfin une règle fondamentale (dont la violation est punie de mort): la loi du silence sur tout ce qui concerne la « Société » Il s'agit de limiter les interactions entre les ordres concurrents (La Mafia, la famille d'origine, l'ordre étatique), éviter l'immixtion de la famille ou de l'Etat.

     

    3 – Justice

     

    Juridiction compétente pour juger les transgressions les plus graves: le Tribunal d'Humilité

    • 12 membres choisis dans l'aristocratie de la « Société » (camorristes)

    • présidée par son chef

     

    Juridiction compétente pour juger les manquements moins graves: le Corps de Société, composé de membres d'une dignité inférieure, les picciotti.

     

    Procédure: l'accusé a droit à un défenseur et accepte par avance la sentence du tribunal (pas d'appel)

     

    Les peines

    • la mort

    • les peines « d'épuration » (synonymes d'exclusion de la Société): les zaccagnate

    • coups de couteau dans le dos (peine pour les traitres: le coupable est de dos, signe de sa lâcheté)

    • coups de couteau dans le ventre (peine pour des fautes moins graves:le coupable est de face, il fait front)

    → dans les deux cas la posture est importante, elle reflète la gravité de la faute

    • le « tartre »: peine infamante consistant à couvrir le visage et le torse du condamné d'urine et d'excréments, signe d'exclusion sociale

    • pour des fautes moins graves, il existe des peines dites « conviviales » (prononcées par le Corps de Société) fondées sur l'amendement (finalité d'amélioration, de correction du comportement déviant) et l'ostracisme (la mise à l'écart): le coupable est tenu temporairement à l'écart des activités de la Société (il est surveillé, mis à l'épreuve par ses pairs pendant la durée de la peine, ce qui rappelle certaines sanctions pénales étatiques, comme la liberté conditionnelle ou le contrôle judiciaire)

     

    La mafia obéit à un mode de régulation interne dont les valeurs et le fonctionnement s'inscrivent contre l'ordre étatique. L'étude d'un tel système ne vise pas à le légitimer au nom du pluralisme juridique, mais à montrer que certains processus de juridicisation existent au sein de groupes secondaires marginaux et nuisibles. L'identification d'un tel processus n'empêche pas de le combattre.

     

     

    Groupe intégré: l'exemple de la franc-maçonnerie

     

    Association philanthropique (du grec « philos », ami et « anthrôpos », homme) qui se consacre à la recherche de la vérité, à l'amélioration de l'homme et de la société.

    « Ordre maçonnique », « Société maçonnique » : on retrouve dans ces dénominations le principe d'une société dans la société, structurée, ordonnée, régulée.

    L' «Ordre » est divisé en Loges qui correspondent à différentes obédiences ou orientations (les Loges entrent dans la catégorie juridique des associations)

     

    L'Ordre est régi par une Loi maçonnique: corps de normes distinct de la loi civile.

    Ce corps regroupe différentes sources:

    • les Landmark, irréformables et intangibles

    • les Constitutions qui régissent les diverses obédiences (elles sont réformables)

    • les décrets ou circulaires des Grands Maîtres ou des Grandes Loges (équivalent des actes du pouvoir exécutif)

    • les règlements intérieurs des ateliers (portée limitée aux ateliers d'une Loge, équivalent des arrêtés du pouvoir municipal)

     

    1 - Intégration

     

    Elle s'effectue par un rite marquant le passage de l'état de « profane » à celui « d'initié » (les rites varient en fonction des Loges).

     

    2 - La Règle

     

    Celle de la Grande Loge Nationale Française (GLNF), par exemple, comporte 12 points ou articles.

     

    Extraits:

    art. 2: « La franc-maçonnerie se réfère aux Anciens Devoirs et aux fondements de la fraternité, notamment quant à l'absolu respect des traditions spécifiques de l'Ordre, essentiel à la régularité de la juridiction ».

    art. 4: «  La franc-maçonnerie vise, par le perfectionnement de ses membres, à celui de l'humanité tout entière ».

    L'art. 5 souligne les exigences quant à l'assiduité au travail et à la primauté du spirituel: «  La franc-maçonnerie impose à tous ses membres la pratique exacte, scrupuleuse des rituels et du symbolisme, moyen d'accès à la connaissance par les voies spirituelles et initiatiques qui lui sont propres ». (La GLNF est dépositaire de six rites différents; or, le choix d'un rite est essentiel afin d'optimiser la pratique maçonnique qui doit être un bonheur, un épanouissement et non une obligation.)

    L'art. 6 décrit ce qui constitue la cohérence d'une Loge, fondée sur le respect de la liberté de chacun et la tolérance. «  La franc-maçonnerie impose à tous ses membres le respect des opinions et croyances de quiconque. Elle leur interdit en son sein toute discussion ou controverse politique ou religieuse. Elle est ainsi un centre permanent d'union fraternelle où règne une compréhension tolérante et une fructueuse harmonie entre les hommes qui, sans elle, seraient restés étrangers les uns aux autres ».

    art; 8: « Les francs-maçons s'assemblent dans des Loges pour y travailler selon le rite, avec zèle et assiduité, et conformément aux principes et règles prescrits par la Constitution et les règlements généraux de l'Obédience ».

    L'art. 9 traite des conditions d'admission d'un profane et des qualités requises pour intégrer la fraternité: «  Les francs-maçons ne doivent admettre dans leurs Loges que des hommes majeurs de réputation parfaite, des gens d'honneur, loyaux et discrets, dignes en tout point d'être leurs frères et aptes à reconnaître les bornes du domaine de l'homme et l'infinie puissance de l'Eternel ».

    L'art. 10 impose le respect de la loi nationale et des autorités constituées.

    L'art. 12 rappelle les devoirs de la fraternité: «  Les francs-maçons se doivent mutuellement, dans l'honneur, aide et protection fraternelle – même au péril de leur vie. Ils pratiquent l'art de conserver, en toute circonstance, le calme et l'équilibre indispensable à une parfaite maîtrise de soi ».

     

    3 - Infractions et sanctions

     

    Toujours dans le cadre de la GLNF, les infractions à la Règle sont sanctionnées par des Comités disciplinaires qui assument cette fonction répressive au niveau national et au niveau local (dans les « Provinces », c'est à dire les régions administratives). Il existe d'ailleurs une jurisprudence maçonnique en la matière.

     

    La principale sanction consiste à ostraciser le coupable, mais cet ostracisme peut prendre différentes formes:

    • La démission volontaire, par exemple lorsque le maçon est suspecté par le monde profane. Une mise en examen oblige donc à une démission – fût-elle temporaire – jusqu'à ce que la justice d'Etat se soit prononcée. La réintégration au sein de la fraternité est possible une fois les soupçons levés.

    • La radiation d'un atelier ou d'une Loge (par exemple en cas de défaut de paiement des cotisations, ce qui arrive fréquemment)

    • L'expulsion de l'Ordre est en revanche peu appliquée, car elle suppose une infraction grave. Si elle est prononcée, elle prive le maçon de l'exercice de ses droits maçonniques, de sa capacité maçonnique, mais pas de son état: il reste maçon à vie et ne redevient pas profane, l'expulsion n'étant pas assimilable à une dégradation ou déchéance.


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  • § 2 – redéfinir le droit

     

    Dans le langage anthropologique, on distingue droit officiel (droit de l'Etat) et droit caché (droit émanant des groupes secondaires).

     

    Question: ces « droits cachés » sont-ils vraiment du droit?

    • les juristes pensent que non

    • les sociologues et les anthropologues pensent que oui, à condition de redéfinir le droit, ou plus exactement d'en proposer une approche moins ethnocentriste.

     

     

    1° - Les juristes contre le pluralisme

     

    Les juristes proposent deux critères pour reconnaître une règle de droit:

     

    • La règle est sanctionnée. Sanction ou contrainte émanant d'un pouvoir organisé à cette fin (l'Etat, l'appareil judiciaire sanctionnateur), ce qui suppose l'éventualité d'un jugement

    • La règle est examinée et appliquée. C'est le critère de justiciabilité: la règle de droit fait l'objet d'un examen – interprétation puis application – par un tiers, dans les relations entre les parties (juge, arbitre, conciliateur, médiateur)

     

    Se fondant surtout sur le critère de la sanction, ils défendent l'idée que le pluralisme ne peut exister qu'enserré dans l'ordre juridique étatique (il n'y aurait donc pas d'autre ordre juridique que celui de l'Etat)

     

    Pour Jean CARBONNIER (grand juriste du XXème siècle), les anthropologues qualifient « droit » ce qui n'en est pas. Il distingue, pour le démontrer, deux hypothèses :

     

    • les ordres normatifs émanant de groupes secondaires, mais « rattachables » au droit étatique (parce qu'en réalité intégrés à l'ordre juridique étatique)

     

    ex / le règlement d'atelier des acteurs sociaux

    Il semble générer un droit propre à l'entreprise, alors qu'il n'est que la mise en oeuvre de l'article 1134 du Code civil1 (une convention, un contrat) ; il n'est donc qu'une émanation du droit étatique (le Code), sanctionnable par l'Etat. Même chose pour la convention collective signée entre un employeur et un syndicat représentant les employés.

     

    Ex / idem pour la déontologie de certaines professions (les normes qui régissent la profession). Il s'agit d'un corpus de règles acceptées par l'ensemble de la profession (donc un droit contractuel).

    S'agissant des sanctions disciplinaires appliquées aux membre du groupe, elles sont d'abord prononcées par les institutions de l'ordre concerné (commissions régionales ou nationales qui échappent à l'Etat, composées exclusivement de membres du groupe) mais les recours éventuels contre ces décisions peuvent ensuite être portés devant les juridictions d'Etat (Cours d'appels ou Conseil d'Etat).

     

    Ex / Les associations dont les statuts sont reconnus par l'Etat (homologation) sont par voie de conséquence habilitées à édicter des règles de fonctionnement internes.

     

    Il y a donc intégration à l'ordre juridique étatique lorsque les organismes privés sont habilités par l'Etat à édicter des règlements pour leurs membres.

     

    • 2ème hypothèse : les ordres normatifs « dissidents » (non intégrés à l'ordre juridique étatique ou combattus par lui). Ce n'est pas du droit parce qu'il manque la contrainte étatique (nécessaire au respect de la norme), l'éventualité du jugement.

     

    Ex / Les lois de la Mafia échappent à l'Etat, ne sont pas mises en oeuvre par les tribunaux de l'Etat (mais de manière totalement autonome par les propres tribunaux de l'organisation)

     

    ex / Ce sera la même chose pour toute forme de régulation interne qui n'est pas sanctionnée par les tribunaux de l'Etat (Sectes, monastères, communautés néo-rurales, franc-maçonnerie, certaines communautés ethniques...)

    Leurs règles sont bien assorties de sanctions, mais elles n'émanent pas de l'Etat.

     

    Le critère de la sanction étatique apparaît comme décisif. Le droit des juristes, intimement lié à l'Etat, ne peut pas être pluraliste. L'approche des sociologues et des anthropologues est très différente.

     

     

    2° - Approche sociologique du droit

     

    Pour les sociologues, un ordre juridique se reconnaît aux critères suivants2:

     

    1 – un ensemble de règles acceptées par les membres d'une unité sociale (société globale ou groupe secondaire)

     

    2 – des agents ou des « appareils » au sein de l'unité sociale sont compétents pour

    élaborer les règles

    les interpréter

    les appliquer et les faire respecter

     

    3 – Ces agents ou appareils sont légitimes, leur autorité ayant été reconnue par les membres du groupe.

     

    4 – Les règles et les agents doivent être stables (s'inscrire dans une certaine permanence)

     

    Une telle approche permet d'ouvrir le champ de la juridicité à tous les ordres « dissidents » (ceux que les juristes excluent du droit parce qu'il leur manque la sanction étatique): mafia, sectes, franc-maçonnerie... deviennent des ordres juridiques.

     

    Dans cette perspective, toute régulation ne devient-elle pas juridique?

    Les sociologues répondent à cela que le juridique est étendu en vertu de ces critères, mais il est délimité. Car il existe des ordres normatifs sans caractère juridique.

     

    Ex / Les règles de politesse en usage dans nos sociétés ne forment pas un ordre juridique. Elles ne sont pas édictées par une « autorité légiférante », ni interprétées ou sanctionnées par une « autorité jugeante ».

     

    Les anthropologues vont encore élargir le champ du « juridique » en évinçant le critère de la justiciabilité (principe d'une norme examinée par une autorité jugeante).

     

     

    3° - Approche et définition anthropologique du droit

     

    Comme les sociologues, ils prennent leurs distances avec le critère de la sanction étatique. Le respect de la norme peut être assuré autrement.

    Ainsi le rôle sanctionnateur peut-il être attribué à des appareils non étatiques, reconnus par les membres du groupe.

     

    dans les sociétés acéphales (sans Etat), ce sont par exemple les anciens du clan, les esprits invisibles, les défunts qui jouent ce rôle de contrainte (visible ou invisible)

    dans les sociétés étatiques, certains groupes secondaires disposent d’un système de contrainte et de sanction rigoureux et autonome

    celui des sectes dont la pression sur les membres est très forte

    nous avons étudié celui de la mafia et de la franc-maçonnerie

    les différentes formes d’ostracisme pratiquées par les ordres professionnels et les groupes sportifs (suspension ou radiation) lorsque les parties ne sollicitent pas l’Etat (quand elles ne font pas jouer les voies de recours)

     

    Enfin, à la différence des sociologues, ils prennent leurs distances avec la sanction tout court.

    Le droit ne s’exprime pas nécessairement par une sanction rigide contenue dans une norme imposée par la voie d’un jugement (voie qualifiée par les anthropologues d’ordre imposé).

    Certains conflits peuvent se résoudre par les techniques de l’ordre négocié (médiation, conciliation, arbitrage). Elles proposent des solutions indépendamment de toute norme (sans tenir compte du droit applicable), ou en fonction d’une norme plus indicative qu’impérative (le droit n’est plus rigide mais souple)3. Un conflit peut se résoudre autrement que par la voie du jugement, sans examen de la règle de droit ou sur le fondement d’une application très souple.

     

    Il y a plusieurs manières de penser et vivre le droit.

    Concilier plutôt que juger.

    Evincer la norme, l'appliquer avec souplesse ou rigidité.

    Cela n'enlève rien à sa juridicité.

     

    C'est pourquoi les anthropologues proposent une définition du droit plus universelle, applicable aux sociétés traditionnelles et modernes. C'est une définition fonctionnelle.

     

    Redéfinir le droit

     

    Compte tenu de la diversité des expériences des sociétés humaines, le droit serait ce que chaque société ou certains de ses groupes (chaque « unité sociale ») considère comme indispensable à sa cohérence et à sa reproduction.

     

    Définition qui permet d'échapper à la vision essentiellement étatique du droit, en y incluant la régulation des groupes secondaires. Elle permet aussi d'insister sur la croyance du groupe en la nécessité de la norme. C'est cette croyance qui lui donne sa force obligatoire et donc sa juridicité.

    On la retrouve d'ailleurs dans la définition de la coutume (usage répété dans le temps, sur un territoire donné, et fondé sur l'acceptation implicite de ceux qui y sont soumis: opinio necessitatis)

     

    C'est en somme une définition qui laisse toutes ses chances au pluralisme juridique.

     

    Critiques

     

    On objectera qu'elle assimile à du droit la régulation des groupes marginaux, dont les valeurs ne sont pas celles de la société globale et qui pourraient s'avérer nocives.

    En réponse à cette objection, rappelons que l'identification d'un ordre juridique infra-étatique n'implique pas sa légitimation.

     

    1Art. 1134: « Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites ».

    2G. Rocher, « Pour une sociologie des ordres juridiques », Les cahiers du droit, vol. 29, 1988, p. 104-105

    3Cette question fera l'objet de développements plus complets dans le chapitre II.


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